Le texte qui suit est une reproduction fidèle des déclarations de MM. RUBBIA (Prix Nobel de Physique 1984, CERN) et KLAPISCH (Directeur de la recherche, CERN) sur l'utilité de l'antimatière, à Paris le 14 octobre 1985, au colloque commémorant le 40ème anniversaire du Commissariat à l'Energie Atomique, devant un parterre de ministres, généraux, amiraux, et autres personnalités de haut rang.
Pour préciser le contexte, les déclarations de MM. RUBBIA et KLAPISCH sont reproduites dans l'ordre des interventions au débat qui a fait suite à deux exposés (par M. RUBBIA et Mme CESARSKY) sur le thème de la recherche fondamentale.
Le texte intégral des exposés et interventions est inclus dans les actes du colloque, publiés par le Département des Relations Publiques et de la Communication, Commissariat à l'Energie Atomique, 31-33 rue de la Fédération, Paris F-75015.
Nous allons donc essayer de parler de recherche fondamentale. Beaucoup de choses inexactes sont dites à son propos. En particulier, on dit qu'elle est inutile parce qu'elle ne débouche sur rien d'immédiatement utilisable ; j'espère que nous allons apporter, au cours de ce débat, la preuve de l'intérêt de cette recherche.
A mon avis, elle est intéressante à trois titres : tout d'abord, c'est la seule façon que nous ayons de faire de la prospective, j'entends de la prospective raisonable ; d'autre part, la recherche fondamentale est indispensable pour apporter une réponse aux interrogations de l'homme par rapport à son univers, comme Catherine CESARSKY et Carlo RUBBIA nous l'ont montré chacun dans leur domaine ; enfin, la recherche fondamentale, c'est celle qui essentiellement nous fait rêver... Elle nous incite, parfois, à rêver de façon tout-à-fait surprenante ; aussi , pour ouvrir le débat, je voudrais donner la parole à Carlo RUBBIA qui travaille précisément dans un domaine qui fait rêver et je pense qu'il pourra nous fournir des éléments nous permettant, à nous aussi, de rêver.
J'ai discuté avec M. CLARKE des sujets que nous pourrions évoquer aujourd'hui et il est sorti de cette discussion un certain nombre d'idées un peu futuristes sur les problèmes associés à l'énergie. Je voudrais donc vous apporter un petit goût de science-fiction en vous parlant de deux sujets qui, de mon point de vue, sont intéressants. D'ailleurs, ce n'est pas vraiment de la science-fiction, ce sont des idées qui peuvent être défendues au plan scientifique et qui devraient sans doute être condidérées un jour comme réalisables par les gens qui s'occupent aujourd'hui d'énergie nucléaire.
Tout d'abord, une question importante : le stockage de l'énergie. Pour pouvoir obtenir de grandes quantités d'énergie, il faut construire de grosses centrales, mais ces centrales sont sollicitées que la moitié du temps!... La nuit, en effet, la puissance n'est pas très demandée, alors que la demande de jour est forte. Il y a donc des périodes de pointe et de creux, d'où l'importance du stockage de l'énergie.
Or, si nous considérons des aimants supraconducteurs de grande dimension --- que nous savons construire pour chercher des choses inutiles, comme on le dit parfois ---, nous savons que l'énergie stockée dans ces objets est considérable. Ainsi, peut-on s'interroger : est-il possible de construire un solenoïde suffisamment grand pour pouvoir y stocker l'énergie produite par une centrale durant la nuit ? Lors de cette transformation d'énergie électrique en énergie magnétique, les champs magnétiques créés atteindraient de 2 à 5 Teslas et l'énergie correspondante pourrait être récupérée en inversant les circuits électrotechniques. Si on fait le calcul de l'énergie magnétique contenue dans un solénoïde, disons de la taille d'un terrain de football, on peut stocker dans ce volume l'énergie produite durant une dizaine d'heures par une centrale de un gigawatt par exemple. Il est donc envisageable de stocker sous forme magnétique l'énergie produite par les centrales durant les périodes de faible demande et ceci est possible justement parce que nous avons déjà utilisé des aimants supraconducteurs dans des chambres à bulles ou d'autres objets mis au point pour des besoins de recherche fondamentale.
Mais je voudrais suggérer une autre idée en m'appuyant sur l'existence de l'antimatière. L'antimatière est, comme vous l'avez vu, produite au CERN où une véritable usine de production a été construite. Nous utilisons des protons qui sont accélérés et viennent frapper une cible. Au cours des collisions, il y a production d'un grand nombre de particules ou d'antiparticules et, parmi elles, on trouve des antiprotons. Ces antiprotons sont stockés dans une bouteille magnétique qui, dans le cas particulier, est un anneau de stockage à accumulation. On obtient ainsi une quantité d'antimatière qui n'est pas très petite puisqu'elle atteint un microgramme par jour. Or je voudrais spéculer sur tout ce qu'il serait possible de faire si nous disposions de plus grandes quantités d'antimatière, disons de l'ordre de quelques grammes. Un gramme d'antimatière en s'annihilant avec la matière peut produire une énergie équivalente à celle obtenue en brûlant 10'000 tonnes d'un combustible hydrogène-oxygène. On a donc dans un gramme le contenu énergétique de 10'000 tonnes d'un combustible à haute efficacité!...
Je pense qu'une telle propriété de l'antimatière --- stockage d'énormes quantités d'énergie dans un volume extrêmement petit --- peut être très intéressante, notamment dans le domaine spatial. En effet, pour envoyer quelque chose dans l'espace à partir de la Terre, il faut consommer sous forme de combustible environ cent fois le poids de la charge utile. Si on utilise comme source d'énergie de l'antimatière, on pourrait alors envoyer des objets sans être pénalisé au niveau de la charge utile. J'ai fait un calcul qui montre qu'avec un millième de gramme d'antimatière on pourrait envisager un aller-retour Terre-Mars. Il est donc clair que des possibilités absolument fantastiques nous sont offertes pour toutes les applications dans lesquelles une grande concentration de l'énergie est utile.
Or, il n'est pas exclu --- et c'est même à présent possible --- qu'on puisse construire des machines capables d'accumuler des quantités beaucoup plus importantes qu'actuellement d'antimatière. Nous sommes au CERN très peu efficaces dans la collection d'antimatière, mais on peut envisager d'autres techniques permettant d'accroître le rendement d'accumulation d'un facteur mille. Par exemple, on pourrait stocker cette antimatière sous forme de plasma, comme le font les physiciens des plasmas pour des plasmas protons-électrons. Dans notre cas, nous aurions un plasma antiproton-positons qui pourrait être confiné dans le même type de bouteilles magnétique que celui utilisé en fusion et cette antimatière stockée serait disponible pour une utilisation pratique.
L'antimatière nous ouvre tout un domaine d'applications et ces idées méritent d'être approfondies.
Merci. Je ne suis pas certain que tous les physiciens qui sont dans la salle ou autour de la table partagent pleinement l'enthousiasme de M. RUBBIA, mais je pense qu'il était bon de lancer le débat sur des thèmes nettement futuristes. On peut maintenant revenir sur Terre. Qui prends la parole ? M. HOROWITZ ?
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Nous sommes partis, voyez-vous, à la fois vers le rêve et vers les réponses aux grandes questions que l'homme se pose depuis longtemps. Avant de demander à M. TEILLAC de conclure ce débat, je voudrais demander à la salle si quelqu'un a des questions à poser ou des réflexions à proposer. On va vous donner un micro, ce sera plus facile pour que tout le monde puisse vous entendre. Vous vous annoncez s'il vous plait.
Je voudrais discuter des propositions certainement très futuristes que nous a soumises Carlo RUBBIA tout à l'heure concernant, en particulier, les antiprotons. Il faut se souvenir que l'antiproton a été découvert il y a environ 30 ans par une équipe à Berkeley : SEGRE, CHAMBERLAIN, ... A l'époque, il y avait probalement une douzaine d'antiprotons, objet de cette découverte. Je ne sais pas combien de temps à duré cette expérience, mais admettons qu'elle a duré un mois : eh bien, vous voyez qu'en 30 ans, on a fait un progrès de onze ordres de grandeur dans les capacités de produire et stocker l'antimatière. Ce que propose en rêvant un peu Carlo RUBBIA, c'est en somme d'aller à douze ordres de grandeur de plus et, on ne peut pas exclure, parce ce que les principes physiques sont connus, que dans deux ou trois décénnies on atteigne ce but.
Mais plus près de nous, je veux dire que d'ici 3-4 ans probablement le CERN pourrait, avec des installations actuelles ou en projet, fournir dans une bouteille, un espèce de gros dewar cryogénique et magnétique, des antiprotons. Pas un gramme, mais 108 ou 109 antiprotons pourraient être mis sur un camion et transportés dans un autre laboratoire de recherche. Le vrai problème, c'est de savoir ce qu'on fera exactement, tant du point de vue scientifique que du point de vue des applications, de ces quantités d'antimatière. Là, je voudrais évoquer une parole qui est attribuée à l'un des découvreurs du laser, qui disait qu'en 1960 le laser était une solution à la recherche d'un problème. Je crois que c'est la vraie question avec cette antimatière ; effectivement, il y a des possibilités techniques ; je suis intuitivement convaincu qu'il y a des possibilités. La vraie question maintenant, c'est de voir à quoi elles peuvent s'appliquer.
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Pour une appréciation générale des retombées pratiques de la physique des particules, voir l'article Spin-offs of High Energy Physics to Society [PDF] de Ugo Amaldi.
Et pour les applications à court terme, l'article sur les armes à antimatière publié dans La Recherche de novembre 1986, dont certaines conclusions sont confirmées par les déclarations ci-dessus.